Article écrit par François Vantomme
À l’heure où l’on nous parle d’entreprise libérée, d’holacratie et de réinventer nos organisations, je me propose, en cette période estivale, de vous parler de mes vacances !
Oh là ! Non, ne fuyez pas ! Je n’ai pas perdu la boule. Il y a bien un lien que je vais vous présenter ci-après ! Mais tout d’abord, revenons sur quelques notions qui nous seront utiles.
Société, Entreprise, Organisation
Il est des termes que l’on use indifféremment, substituant l’un à l’autre et oubliant souvent leur véritable sens.
D’après le Littré, dans son sens premier, on nomme société une réunion d’hommes ayant même origine, mêmes usages, mêmes lois.
La société a, quoi qu’on fasse, beaucoup d’empire sur le bonheur ; et ce qu’elle n’approuve pas, il ne faut jamais le faire. — Staël, Corinne, IX, 1.
D’un point de vue commercial, une société est l’union de plusieurs personnes qui sont jointes pour quelque affaire, pour quelque intérêt ; un contrat d’association formé entre plusieurs personnes.
Ils [les marchands] faisaient en société les entreprises qu’ils ne pouvaient faire seuls ; et la police de ces sociétés était inviolable. — Fénelon, Tél. XI.
Ce qui nous mène à l’entreprise.
Toujours d’après le Littré, l’entreprise est le dessein formé qu’on met à exécution. Dès lors, quand on nous parle d’esprit d’entreprise, nous ne devrions pas nous imaginer un dogme ou une façon de penser à laquelle il faudrait se conformer pour bien s’intégrer à la société. L’esprit d’entreprise, c’est avant tout l’envie d’entreprendre. Encore faut-il que l’organisation de nos sociétés nous permette d’exprimer nos idées, que celles-ci soient entendues, et que les moyens soient mis à notre disposition pour mettre ces idées à exécution.
C’est justement l’organisation de nos sociétés qui est revisitée lorsque l’on parle d’holacratie.
L’holacratie est un système d’organisation de la gouvernance, fondé sur la mise en œuvre formalisée de l’intelligence collective. Opérationnellement, elle permet de disséminer les mécanismes de prise de décision au travers d’une organisation fractale d’équipes auto-organisées.
Le système holacratique fut développé en 2001 par Brian Robertson qui définit les principes fondamentaux de la démarche neuf ans plus tard en publiant l’holacracy constitution. Pour ceux qui trouveraient cela trop indigeste, il existe un excellent ouvrage sur le sujet par Frédéric Laloux intitulé Reinventing Organizations : Vers des communautés de travail inspirées.
Une idée pas si neuve
La première fois que l’on m’a présenté les principes de l’holacratie, ceux-ci m’ont paru étonnamment familiers. Et puis j’ai réalisé que je participais, chaque été depuis huit ans, de cette forme d’organisation. Sans que cela soit pareillement formalisé, on y retrouve les grandes lignes. Et cette organisation discrètement efficace opère depuis près de trente ans !
Une organisation discrètement efficace
Chaque été, plus de deux mille personnes affluent de toute l’Europe dans un coin de campagne française. On y danse pendant 15 jours, non-stop. Les musiciens ne s’arrêtent jamais de jouer. Jour et nuit. Et les danseurs de danser. Aujourd’hui, 29 ans après sa création, le Grand Bal de l’Europe, c’est 2500 personnes qui dansent sur 7 ou 8 parquets sous chapiteau, en plein air. Sur ces parquets se produisent 500 musiciens, animant une vingtaine d’ateliers chaque jour, et une quinzaine de bals par soir !
L’organisation de ce festival repose sur une équipe de 450 bénévoles répartis sur 12 services autonomes en recherche constante d’amélioration de leurs process afin d’œuvrer au mieux pour l’intérêt collectif, et avec une unique priorité : la danse.
Chaque année, le temps du festival, chaque bénévole organisateur (re)trouve sa place dans une des équipes, stables au demeurant, où l’on cultive « l’esprit Grand Bal de l’Europe », mélange d’efficacité discrète, de réactivité, d’enthousiasme et de solidarité qui sont partagés avec les nouveaux organisateurs. En outre, une personne assure à l’année le contact avec les fournisseurs et partenaires, prépare la mise en œuvre du festival avec le conseil d’administration et les coordinateurs des services.
Partant de ce cas concret d’organisation, voyons comment l’holacratie remet en question nos modes de gouvernance et nos croyances. Ce que je vous propose est un survol à haute altitude ; il n’est nullement question ici d’embrasser toute la finesse et les subtilités de l’holacratie, ce que d’ailleurs notre exemple ne saurait illustrer. Non, nous nous contenterons des lignes directrices, des notions de base et du vocabulaire qui y est associé.
Rôles
L’holacratie définit un rôle comme une entité organisationnelle dotée d’un nom descriptif et d’une ou plusieurs caractéristiques suivantes :
- la raison d’être, qui désigne une capacité, un potentiel ou un but inaccessible que le rôle va poursuivre ou manifester au nom de l’organisation ;
- un ou plusieurs domaines, qui sont des choses que le rôle est le seul à pouvoir contrôler et réglementer comme sa propriété, au nom de l’organisation ;
- une ou plusieurs redevabilités, qui désignent des activités dans la durée de l’organisation que le rôle va mettre en œuvre.
Les associés de l’organisation, ici les organisateurs bénévoles, sont généralement tenus de réaliser un travail pour le compte de l’organisation en agissant dans le cadre d’un rôle explicitement défini.
En tant que membre du service « Parquets & Infrastructures », l’un de mes rôles est le maintient de la dansabilité des parquets. Sa raison d’être est d’assurer une parfaite dansabilité sur les parquets, en anticipant les éventuelles intempéries, en régulant la température et l’aération des parquets, en les réparant au besoin, avant tout accident. Ce sont là les redevabilités afférentes à mon rôle. Le domaine, quant à lui, sera la prise de décision, et l’exécution de celle-ci, en ce qui concerne le démontage d’un panneau de bois, ou l’ouverture d’un rideau pour les parquets en toile.
Être affecté à un rôle implique des responsabilités. Celle, tout d’abord, de déceler et résoudre les tensions, c’est-à-dire, les freins à la pleine expression du potentiel de la raison d’être et des redevabilités. En d’autres terme, anticiper le moindre désagrément qui pourrait empêcher les danseurs de jouir pleinement de leur bal. Ensuite, il est également de ma responsabilité de définir, exécuter et suivre les prochaines actions et les projets (ensemble d’actions consécutives) afin de mettre en œuvre la raison d’être et les redevabilités de mon rôle.
Cercle
Un cercle est un rôle qui peut être décomposé et contenir lui-même des rôles en vue de réaliser sa raison d’être, de contrôler ses domaines et de mettre en œuvre ses redevabilités. Toute personne remplissant l’un des rôles définis par un cercle est un membre de cercle dudit cercle.
Sans trop entrer dans les détails, on peut rapprocher la notion de cercle de celle de service mentionnée plus tôt. On peut donc considérer que je suis membre du cercle « Parquets & Infrastructures », contenant le rôle « maintient de la dansabilité des parquets » et d’autres comme la fermeture des parquets en fin de bal, le rassemblage des objets trouvés, le nettoyage des déchets aux abords des parquets, etc.
De plus, chaque cercle possède un certain nombre de rôles structurels. Un rôle premier lien qui porte la raison d’être du cercle, un rôle facilitateur, un rôle secrétaire, et un rôle second lien. Je ne détaillerai pas d’avantage les raisons d’être et redevabilités de ces rôles car dans l’exemple qui nous intéresse ici, suivant les services (ou cercles), ils sont plus ou moins présents, plus ou moins fusionnés, bref assez flous. Mais si cela attise votre curiosité, l’annexe A de la constitution apportera les réponses aux questions que vous vous posez.
Cercle d’ancrage
Afin de manifester la raison d’être de l’organisation, ce pourquoi nous nous constituons en société pour entreprendre ensemble, il est nécessaire de créer un cercle initial qui sera nommé cercle d’ancrage. Celui-ci contrôle automatiquement tous les domaines que l’organisation elle-même contrôle.
On peut voir le cercle d’ancrage comme le conseil d’administration d’une association, par exemple, qui donnerait le cap, s’assurant de tendre vers la raison d’être de l’organisation, sans pour autant s’ingérer dans sa mise en œuvre.
Processus de gouvernance
Le processus de gouvernance d’un cercle a le pouvoir de :
- définir, modifier ou supprimer les rôles et les sous-cercles du cercle ;
- définir, modifier ou supprimer les politiques du cercle ;
- tenir les élections des rôles élus du cercle.
Tout membre structurel de cercle peut proposer de modifier la gouvernance de son cercle, en faisant une proposition en qualité de proposeur. Une proposition peut soulever une tension considérée comme une objection ; la personne l’ayant soulevée devient alors l’objecteur.
Les propositions peuvent être faites au cours d’une réunion de gouvernance, ou de manière asynchrone en utilisant un mode de communication par écrit approuvé à cet effet par le secrétaire du cercle.
Un ensemble de procédures que je ne détaillerai pas ici est défini par l’holacratie pour tester et valider propositions et objections.
Il est intéressant de constater que naturellement, certains services de bénévoles se sont organisés de cette manière. C’est le cas du mien, et plus précisément de l’équipe de nuit qui compte une dizaine de personnes. Chaque soir, avant de prendre notre poste, nous nous réunissons. Un facilitateur mène l’échange en faisant attention à ce que chacun ait l’occasion de s’exprimer. Il fait généralement office de secrétaire par la même occasion.
Un cercle peut adopter des politiques visant à définir plus précisément le processus d’une réunion de gouvernance. Au fil des années, nous en avons adopté deux notables. La première nous impose de nous réunir en cercle de manière à ce que chacun ait un même droit de parole et bénéficie d’une même écoute. Auparavant, nous nous retrouvions autour d’une table et les plus réservés d’entre nous se retrouvaient immanquablement en retrait. La seconde, toujours dans un souci d’écoute et de respect, invite la personne voulant prendre la parole à lever la main. Voyant cela, les autres membres du cercle l’imitent et, en quelques secondes, le silence se fait naturellement, sans violence, et l’attention se porte sur le membre qui souhaite s’exprimer. Cela semble peu de chose, voire anecdotique, mais nos échanges s’en sont trouvés moins chaotiques, plus fluides et plus équitables.
Réunion de triage
Là où la réunion de gouvernance se propose de définir et d’arbitrer les rôles et politiques du cercle, la réunion de triage s’attèle à l’aspect opérationnel du cercle.
Les réunions de triage sont organisées pour :
- partager les informations sur l’état d’achèvement des actions récurrentes ;
- partager les indicateurs réguliers présentés par les rôles du cercle ;
- partager les nouvelles sur l’avancement des projets et autres travaux réalisés par les rôles du cercle ;
- trier les tensions qui limitent les rôles du cercle en prochaines actions, projets ou autres résultats permettant de réduire ces tensions.
Au service « Parquets & Infrastructures » de nuit, nous avons tendance à confondre réunion de gouvernance et réunion de triage en une seule et même réunion quotidienne. Nous soulevons tout d’abord les questions de gouvernance, puis nous abordons les questions opérationnelles.
Généralement, il n’est pas besoin de revenir sur les actions récurrentes, à moins qu’il n’y ait eu quelque chose digne d’être notifiée ou quelque oubli : il peut arriver que dans l’effervescence de la danse, l’on oublie de fermer un parquet. Ce n’est pas grave, un coéquipier vigilant se propose toujours pour suppléer ; mais il est important de le signaler de façon à éviter que cela ne se reproduise et pour rappeler à chacun les responsabilités liées à son rôle.
Les tensions quant à elles se font surtout ressentir en début de festival. Et c’est bien normal : au fur et à mesure, nous les identifions, les résolvons, et si cela est fait correctement, ces résolutions ne génèrent pas de nouvelles tentions. En quelques jours, c’est une organisation bien huilée qui est à l’œuvre.
Pour donner un exemple de tension que l’on peut rencontrer, il peut s’agir de la disponibilité des escabeaux nécessaires à la fermeture des parquets en toile. Sans décider d’un commun accord avec les équipes de jour et les sonorisateurs de l’endroit où seront réservés les escabeaux quand ceux-ci ne sont pas utilisés, chacun en irait de sa petite préférence et nous passerions un temps incalculable à les dénicher. Ce qui ne manque jamais d’arriver les deux premiers jours… Et oui, il faut le temps à chacun de (re)prendre ses marques !
Il est une tension marquante dans la vie du festival, dont la résolution a eu un énorme impact, à la fois écologique et économique. Imaginez, en un peu plus d’une heure, ce sont près de mille repas qui sont servis. Ainsi, mille plateaux sortent du réfectoire deux fois par jour. Et sur ces plateaux, des déchets en devenir : assiettes petites et grandes, pots de yaourts, etc. Je vous laisse deviner la quantité de déchets que cela représente ! Voyant cela, il a un jour été proposé aux festivaliers d’empiler leurs déchets à la restitution de leur plateau : les assiettes avec les assiettes, les pots de yaourts avec les pots de yaourts… Par ce simple geste, nous sommes passé d’une benne quotidienne de déchets à une benne hebdomadaire !
Dans chaque cercle, chaque sous-cercle, des tensions sont identifiées et aussitôt des résolutions sont proposées, sous-pesées, expérimentées puis approuvées. Nul ne saurait dire à l’avance d’où viennent ces idées qui ont fait et font du festival ce qu’il est aujourd’hui. D’année en année, l’organisation se modèle, se précise, s’affine, pour devenir plus transparente, plus fluide, et laisser à la danse, reine de ce festival, la place et l’attention qu’elle mérite.
Un mot pour finir
En trois points.
Cette courte introduction à l’holacratie, illustrée d’un exemple concret d’organisation — dont la grande majorité de ses acteurs n’a même jamais entendu prononcer ce mot barbare — nous montre qu’il est possible, oserai-je dire souhaitable, d’interroger nos modes de gouvernance et que les alternatives sont possibles. Elles existent ou restent à inventer. Mais elles sont là, à portée de main. Et pour les plus sceptiques, convaincus que cela ne pourrait fonctionner pour une « vraie » société, il n’y a qu’à prendre exemple sur Zappos, Danone ou encore Castorama, qui ont toutes embrassé l’holacratie comme mode de gouvernance.
Je tiens à rappeler que je n’ai fait là que survoler le sujet et de nombreux points n’ont pas été abordés. Pour ceux d’entre vous que ça intéresse, je ne peux que vous conseiller de prendre connaissance de l’Holacracy Constitution dont une traduction française est disponible sur GitHub. Je vous conseille également l’excellent ouvrage de Frédéric Laloux intitulé Reinventing Organizations : Vers des communautés de travail inspirées, beaucoup plus accessible et ponctué de conseils pratiques et d’exemples.
Alors, pour nous quitter sur une note inspirante, n’oubliez pas que la richesse naît de la diversité, et qu’en mettant la bienveillance et l’inventivité au cœur de nos organisations, ce sont des perspectives étonnantes qui s’ouvrent à nous.